Le marchepied du rêve - Entretien avec André Pozner pour la revue Zoom
«Que ce soit dans une usine ou à l'armée, chaque fois que j'ai été enfermé, j'ai été malheureux. J'ai un besoin de liberté, et cette liberté se paie par un inconfort, il faut vraiment en avoir besoin pour la supporter !»
AP - Au Festival d'Arles tu as dit « On nous explique que l'image a supplanté le verbe, et on se réunit huit jours pour en parler ! ». Et aujourd'hui je te demande de venir ici pour parler d'images !
Cette boutade avait peut-être l'air un peu moqueur à l'encontre de cette chose méritoire, les Rencontres d'Arles. Mais j'ai peur que ces festivals, ces rencontres, ces congrès tournent trop à l'analyse. Le réveil-matin, quand on le démonte, ne donne plus l'heure. Pour moi, ça devient gênant : on m'oblige à m'analyser, à me couper en morceaux, mettre mes organes dans un bocal et les contempler ! Il y a des moments où l'on travaille comme un barbare, avec un besoin quasi animal de faire des choses, sans raisonner. Ce sont des moments de grande « créativité » comme on dit. Et puis, petit à petit, tu lis des revues, tu vois des gens, des photographes, on te parle d'écoles, tu commences à travailler moins, tu as peur du ridicule, du mauvais goût, tu deviens pseudo cultivé. Et les gens pseudo cultivés qui ne foutent rien sont des gens qui chantent très faux mais entendent très juste ! Dans mon cas, ça n'est pas trop grave, je suis un petit père tranquille. Ce qui m'arrive, maintenant c'est que je vieillis ; je suis entré dans le troisième âge par inadvertance. Et la photo, c'est comme l'amour, plus on vieillit, plus on en parle et moins on le fait. D'ailleurs j'ai eu pas mal de chance dans la vie, ils n'ont pas trop mal fonctionné mes cinquante ou soixante kilos de fil de fer ; et bien qu'ils soient faits maintenant d'allergie, d'une tendance à l'asthme, de douleurs de toutes sortes, je me suis rarement arrêté un jour de travailler. J'ai fait beaucoup de choses dans le désordre, parce qu'au dessus du fil de fer il n'y avait pas une tête chercheuse ; simplement dès qu'une lumière s'allume, je cavale comme un fou : chez les insectes cela s'appelle phototropisme.
AP - Ceux qui parlent le plus de leurs photos, ou de la photographie, ce sont les jeunes !
Tu as raison, et c'est embêtant ! Je crois que c'est dû au nombre d'informations dont nous sommes bombardés et que nous recevons dans le désordre. Du temps où j'ai débuté, je disposais de très peu d'informations sur ce qui se passait dans la photographie. En plus, c'était un métier dont on n'était pas fier. Quand mes parents me présentaient à leurs amis, ils ne disaient pas « Il est photographe » mais « Il est dessinateur » !
AP - Cela se passait vers 1930 ?
Je sortais de l'école Estienne. Je n'y ai pas appris la photo, c'est dans la rue que la formation se fait, et par la fréquentation des amis. Je dois beaucoup plus à Giraud qu'à Monsieur le Directeur de l'école Estienne. Robert Giraud est un écrivain, et surtout un piéton, un homme qui sait marcher avec une paire de mirettes qui voient bien clair ! Et puis des gens comme Kertesz, Brassaï, pour parler des anciens, (enfin ceux qui ont quelques mois d'avance sur moi !).
AP - Le besoin de parler de la photo plus que d'en faire résulte aussi, à mon avis, de l'époque qui est un peu impuissante à l'action. Et puis photo artistique, d'illustration, de recherche, de reportage, tout est entrain d'être balayé, remis à plat, ouvert à nouveau, et ça fout la trouille à tout le monde.
Je ne suis pas dans la peau des jeunes ; évidemment j'en vois beaucoup, on parle ensemble. Ce que je connais mieux, c'est le climat dans lequel j'ai débuté. Après avoir passé quatre ans à apprendre la gravure sur pierre, j'avais l'habitude de voir tout à la loupe. Et je pensais qu'il fallait, grâce à l'inscription photographique, révéler la matière des choses. Tout le monde est passé par ce stade. Ensuite, j'ai eu la chance de travailler chez André Vigneau ; il voulait montrer la beauté des objets fabriqués en série, un clavier de machine à écrire lui paraissait la plus belle chose du monde, une roue d'automobile lui semblait l'aboutissement du travail de l'homme. A l'époque on photographiait des ciels avec des objectifs orangés, et Vigneau a fait une photo qui est pour moi une grande image, « la route mouillée ». C'est une route de campagne luisante, avec des arbres sans feuilles, et un ciel blanc.
De là, il n'y avait qu'un pas à faire pour aller photographier des décors comme le canal Saint Martin ; il y a eu une découverte du pittoresque à tout crin et j'ai foncé, j'ai fait mon premier reportage au marché aux Puces, photographiant les joueurs de bonneteau (à la chambre ce qui était complètement inconscient). Plus tard on a parlé de l'instantané, du moment difficile à chiper. Cela exigeait une virtuosité plus grande, le matériel s'y prêtait mieux. Il y a eu la joie de mettre les gens dans sa boîte au moment où ça coïncide avec une image déjà vue. J'en ai été prisonnier. Après, on a retrouvé la photo posée, consentie. Et de tout ça, que reste-t-il ? C'est que les photos sont très révélatrices de celui qui est derrière l'appareil. Et c'est bien. Si grâce à une image on arrive à comprendre la disposition d'esprit, la tendresse ou la hargne d'un photographe, sa présence sur vingt ou trente ans de travail, c'est le plus important.
AP - Toi et tes photos, vous êtes souvent enfermés dans cette période que tu as mentionnée : le pittoresque à tout crin.
On m'y enferme, et les gens en redemandent ! Et je ne veux pas être enfermé ! C'est là mon cauchemar. Que ce soit dans une usine ou à l'armée, chaque fois que j'ai été enfermé, j'ai été malheureux. J'ai un besoin de liberté, et cette liberté se paie par un inconfort, il faut vraiment en avoir besoin pour la supporter !
AP - Tes photos paraîtront anecdotiques aux gens inattentifs ou déformés par l'habitude.
Les photos qui m'intéressent, que je trouve réussies, sont celles qui ne concluent pas, qui ne racontent pas une histoire jusqu'au bout mais restent ouvertes, pour permettre aux gens de faire eux aussi, avec l'image, un bout de chemin, de la continuer comme il leur plaira ; un marchepied du rêve, en quelque sorte.
AP - Tu disais que les photos sont révélatrices de celui qui tient l'appareil et c'est indubitable. Cependant, une photo n'est pas seulement, comme c'est le cas pour la peinture, une image d'une personne reflétée par le cerveau. La personne photographiée existe en tant que telle dans l'image. Elle est là, et beaucoup de photographes, même de reportages, tendent à l'ignorer.
C'est grave. Mais il ne faudrait pas affirmer, conclure, que la photographie est le réalisme absolu, que ce témoignage a valeur de constat. Sans aller jusqu'à transplanter une petite fille avec des fleurs dans un décor de catacombes (l'effet serait d'une simplicité un peu pénible !) on s'arrange quand même pour photographier tel individu ou tel animal sous un angle choisi, à une fraction de seconde donnée. On fait œuvre de faux témoin, et cela me plaît. Je n'aime pas les gens qui disent une réalité absolue, bête. Ils me rappellent cette pièce de Labiche « Le Misanthrope et l'Auvergnat » où l'Auvergnat était d'une franchise qui emmerdait tout le monde ! La photographie a valeur de témoignage mais ça peut être le témoignage d'un instant autre, négligé parce qu'il gêne la bienséance, le bon ordre. Je pense notamment au travail de l'équipe Viva qui s'attache à montrer des situations, des décors, des instants qui étaient négligés parce que gênants pour cette merveilleuse société dans laquelle nous sommes censés vivre !
AP - Tu m'as dit, non pas ici mais ailleurs, qu'à regarder la presse, on en retire l'impression que l'humanité se compose de deux douzaines d'individus célèbres, totems couverts de photographes, et que cela dénotait un grand mépris des lecteurs. Cela me fait penser à des problèmes auxquels je me trouve quotidiennement (ou bimestriellement) confronté à Zoom, et je sais qu'ailleurs c'est pareil. Les patrons de presse, qui ont mis des sous dans une affaire, ne veulent pas les perdre, désirent même en gagner. Si leur affaire est une revue de photo, ils estiment qu'un certain type d'images est triste, à savoir et surtout celles qui touchent le cœur de la réalité, les problèmes qu'on peut avoir, les joies et les emmerdements privés ou publics, le mauvais temps, le chômage, les plages dégueulasses, l'usine, les HLM, la vie quotidienne en somme. Et on nous dit : « ça n'est pas ça que les gens veulent ! » Ils estiment savoir ce que veut le public. Le public veut rêver, veut s'évader, c'est ce qu'ont toujours affirmé les hommes d'argent.
C'est la promesse du ciel, quoi ! C'est tellement commode pour maintenir l'ordre.
AP - Et on se trouve devant l'impossibilité de publier un certain type de photos, sauf comme alibis, perdues dans une marée d'autres choses qui les noient !
L'évasion ? On me dit « Vous ne connaissez pas la baie de Rio ? Pour vous photographe, c'est extraordinaire, quelle beauté, quelle lumière, le Pin de sucre etc... » Moi, je m'en fous de la Baie de Rio. Ce n'est pas là que je vis. Qu'on m'apporte le rêve avec la baie de Rio, parfait, on peut m'en décorer une assiette. Mais si je trouve que le coucher de soleil sur le Kremlin Bicêtre est merveilleux en descendant de Villejuif, et que je le montre aux gens, c'est mieux, c'est plus intéressant pour le type qui vit dans ce décor, (à part son petit mois de vacances). De même, le type qui se marre sous la pluie, c'est mieux que celui qui rit sur une plage. J'ai travaillé chez Renault pendant 5 ans et qu'est-ce que je lisais dans l'autobus ? Des bouquins de Giono. Ca me faisait rêver, parce qu'on m'y parlait de piocher la terre, de faire jaillir une source ; c'était aussi la bonne soupe où l'on sentait les fleurs de la prairie. J'étais content de lire ça, mais c'était une évasion impossible : je ne pouvais pas quitter l'usine. C'aurait été mieux qu'on me révèle les beautés de mon décor, les choses méprisées parce qu'elles sont évidentes, quotidiennes. Quant aux totems, aux gens célèbres qu'on montre aux « pauvres inconnus », il y a longtemps que ça se fait. Regarde, par exemple, l'industrie du plâtre à Saint Sulpice ! Aujourd'hui c'est le Saint Sulpice de l'actualité. Il n'y a plus de Vierge Marie avec un beau tablier bleu, mais des personnages suaves que je me fous de citer. C'est une espèce de fausse monnaie qui sert à faire patienter les gens dans les autobus ou le métro. Evidemment, d'un autre côté il ne faut pas mépriser non plus le rêve.
AP - Mais le rêve n'a rien à voir avec l'évasion ! Dans un décor qui laisse peut-être rêveur mais est plutôt un décor de cauchemar, pas marrant, souvent sinistre, des photos peuvent apporter une certaine dose de rêve. Ce rêve-là risque de devenir violent, dérangeant. Ce n'est pas une évasion.Bien sûr c'est assimilé par beaucoup de gens à des images d'un douteux « misérabilisme » (puisque aujourd'hui tout fonctionne par assimilation).
Les jeunes qui savent lire les images mieux que nos grands-parents, pourraient sans doute faire la différence.
AP - Revenons à l'image qui supplante le verbe. On peut aussi considérer que le verbe manipule l'image ! On fait dire ce qu'on veut à une photo et il est donc indispensable, inévitable, de la manipuler. Une photo est manipulée par une page blanche comme par une légende ! Quel contrôle un photographe peut-il, doit-il exercer là dessus ?
L'un des premiers, en France, qui a eu conscience de ça, c'est Henri Cartier Bresson. Il a pris ce problème très sérieusement. Personnellement, je m'en suis foutu, et c'est grave. Comment empêcher qu'on ne fasse dire à une image, par des mots, autre chose que ce que tu voulais y mettre ? Je ne sais pas. Les gens de verbe savent admirablement expliquer. Celui qui fait des images est un peu l'innocent au milieu de tous ces savants. Il ne sait pas se défendre. Souvent, le photographe qui part en reportage apprend ce qu'il va faire dans la voiture qui l'emmène avec le rédacteur. Et son image n'est qu'une fioriture placée au milieu d'une page pour qu'elle ne soit pas trop compacte. Si la chose imprimée existe encore pour quelques années, il faudrait que les photographes exigent un contrôle sur les légendes qui accompagnent leurs photos. Evidemment les rédacteurs en chef vont pouffer de rire « De qui se mêlent-ils ces espèces de doux idiots! » Les gens qui font des images ont souvent, et c'est on cas, une politique d'abandon dès que l'image est faite. Je dois dire aussi que les photographes nés dans un milieu populaire (et ils étaient rares dans ma génération) ont sans doute plus que d'autres la panique de la misère.
AP - En ce moment, tu photographies le Paris nouveau, et tu as du mal à « t'y retrouver ».
C'est comme un grand costaud. Et devant un grand costaud, on n'a pas d'opinion. C'est peut-être viril, puissant, mais moi je me sens plutôt petit bonhomme dans tout ça. Voici quelques années, j'ai vu un dessin humoristique représentant un énorme camion et une minuscule voiture. Les deux chauffeurs s'engueulaient et celui du camion avait une autorité, une supériorité formidables. Dans le dessin suivant, ils descendaient de voiture, le camionneur s'avérait mesurer un mètre cinquante et l'automobiliste deux mètres. Souvent, celui qui possède un appareil photo pense, comme le camionneur, qu'il est plus puissant que celui qu'il photographie. Cette fausse acquisition de puissance, sous forme d'un appareil qui coûte près d'un million est complètement ridicule. La publicité est ainsi orientée : vous allez acquérir la puissance. J'ai vu récemment des appareils présentés dans des gants de boxe ; le photographe est censé boxer le sujet. Pour moi, ce qui ne me quitte jamais, c'est mon côté ridicule ; je suis un petit bonhomme avec sa casquette enfoncée jusqu'aux oreilles quand il fait mauvais temps.
Propos recueillis par André Pozner, article publié dans le numéro de janvier/février 1976 de la revue ZOOM