Doisneau : l'âme du portrait
Jean Loup Sieff pour Femme, 1986
La seule différence entre Victor Hugo et Robert Doisneau est que le second aime et pratique les calembours.
Le seul point commun entre Robert Doisneau et la Pavlova est leurs extrémités d'acier; pour elle ce fût le gros orteil gauche, celui des équilibres, pour lui c'est l'index droit, celui qui fait les photographies (par contre tout le reste les sépare : elle dut sa gloire à la mort du cygne, alors que lui contribua à la naissance du signe). C'est pour cette raison et pour honorer son organe magique, que les japonais le nommèrent Robert Doigt-Nô, et le vénèrent avec la même ferveur que le mont Fuji (bien qu'il n'utilise que de la pellicule Kodak), l'empereur Hiro-Hito et le saké ( car ils savent que Robert Doisneau fut mis à la porte, en 1939, de chez Renault ou il était photographe industriel ).
Bien qu'il n'ait que rarement franchi les frontières nationales, Robert Doisneau est considéré dans le monde entier comme l'un des plus importants représentants de la photographie française ( les autres étant Cartier Bresson, Otis Pifre et Erckmann Chatrian qui durent tous se mettre, sinon en quatre, du moins à deux pour créer une œuvre que Robert Doisneau fit tout seul et sans aide).
C'est en corrigeant les fautes d'orthographe de Blaise Cendrars, en 1949, qu'il réalisa le livre qui le rendit célèbre : La banlieue de Paris, tout en donnant des leçons de violoncelle à Maurice Baquet, jeune comédien plein de fugues, ce qui prouve bien la multiplicité de ses talents !
Ensuite ce fut le bouche à oreille organisé par son ami Maximilien Vox (que Robert Doisneau appelait -Populi- dans l'intimité) qui propagea sa célébrité naissante jusqu'aux oreilles de Jacques Prévert, Raymond Grosset et tous les autres.
Le premier souvenir que j'ai de Robert Doisneau est celui d'un dos sans tête. C'était dans un théâtre dont j'ai oublié de nom, au cours des répétitions improbables d'une pièce oubliée ; essayant de photographier la scène, je vis dans le petit viseur de mon Leica cette forme étrange qui obstruait mon horizon professionnel. Je levai la tête, inquiet, et découvris un jeune homme élégant et affairé, penché sur son Rolleiflex et réalisant la photographie qu'il m'avait empêchée de faire. Il ne sut jamais quel sacrilège je faillis commettre ce jour-là, car mon voisin journaliste m'ayant dit -c'est Robert Doisneau- au moment où j'allais lui asséner un coup sur le crâne, je stoppai mon geste iconoclaste pour me prosterner et embrasser le velours grenat que l'elfe au 6x6 venait de sanctifier de sa présence.
Puis, au fil des ans, des cheveux qui deviennent gris et des pantalons qui, je n'arrive pas à comprendre pourquoi, deviennent trop serrés à la taille, nous eûmes l'occasion de nous rencontrer souvent, de partager des repas et des plaisanteries, et j'ose l'espérer, de devenir amis.
Tant de livres, d'articles et d'anecdotes lui ont été consacrées, que je n'ai pas la prétention, ici, de raconter sa vie, mais juste de survoler quelques souvenirs, lesquels curieusement, deviennent chauds dès que je l'évoque.
D'abord, il y a une évidence, et comme toutes les évidences il faut les répéter pour qu'elles soient bien perçues : Robert Doisneau est un écrivain, un grand écrivain, et les textes de ses livres procurent le même plaisir, -physique-, que la vision de ses images. Ce ne sont jamais de ces fréquents pléonasmes que pondent les photographes en surimpression à leur travail. Ce qu'écrit Robert Doisneau est à part, la lecture en est une promenade parallèle, légère, gaie, tendre, et qui n'a pas lu Robert Doisneau mourra idiot !
Voici, par exemple, la dédicace qu'il m'offrit avec sa superbe monographie parue en 1979 aux éditions Contrejour :
«Pour Jean Loup et Barbara,
Ces images d'un quotidien parfois bien étrange.
Ainsi la directrice du lycée a immédiatement signalé la présence de l'homme à l'imperméable.
Des mesures ont été prises.
Dès le lendemain, à l'heure de la sortie des jeunes filles, il y avait trois hommes portant des imperméables.
Le visage de Madame la Directrice portait les marques de la plus vive satisfaction.
N'est-ce pas déroutant ?»
Il y a une seule chose qui m'inquiète : de tous les gens que j'ai rencontrés et qui le connaissent, pas un seul ne m'en a jamais dit du mal, jamais.
Cette unanimité est quand même louche, et s'il se présentait aux élections, il serait donc élu avec 100% des voix, pire qu'à Moscou ! Tout cela me trouble, il doit cacher quelque chose d'horrible, et plus j'y pense, plus je suis certain que cet homme à l'imperméable, à la sortie du lycée de jeunes filles, c'était lui !
Jean Loup Sieff